Art contemporain, art d’avant-garde : un débat

Publié le par larima

Art contemporain, art d’avant-garde : un débat
Toudi mensuel n°72, septembre-octobre 2006

Arts-Musique

Il est peut-être pertinent de revenir sur cette querelle qui enflamme les milieux intellectuels et artistiques en Europe surtout, et en France particulièrement, depuis une dizaine d'années. Le débat n'est pas seulement lié au domaine de l'Art, il est plus profond, et de nature presque philosophique.

De quoi s'agit-il?

Récemment un visiteur s'est attaqué pour la nième fois à l'oeuvre de Marcel Duchamp, Fountain qui date de 1913, et qui est considérée comme l'icône du futur art contemporain né dans les années 1970 selon les critiques d'art patentés. Dans la presse, cette agression a relancé le débat: pour ou contre? Duchamp, considéré comme le père de l'Art contemporain, avait exposé un urinoir renversé signé d'un pseudonyme « R.Mutt», à l'Armory Show à New York, nommé Fountain, faisant entrer de la sorte le banal dans l' Art, et récusant non seulement les notions de « Beau » de l'esthétique traditionnelle mais également les genres artistiques, peinture, sculpture, dessin. Le geste était provocateur, il annonçait le mouvement Dada, il fut longtemps considéré comme purement gratuit, obscène, trivial, vulgaire comme son objet, l'urinoir. Il s'avéra par la suite que ce ready made, car Duchamp venait d'inventer un nouveau genre artistique, l'objet tout fait choisi dans le quotidien pour transmettre un message; il s'avéra donc que ce ready made n'était pas aussi « gratuit » que cela mais qu'il s'inscrivait dans une pensée duchampienne élaborée, au-delà de l'aspect provocateur et anarchiste, ainsi que l'a montré le critique d'art Jean Clair, adversaire cependant de l'Art Contemporain.

Les injures fusent contre cet Art contemporain, « nul, n’importe quoi, facile, gratuit, lié aux réseaux marchands, à la mode, coupé du public, abscons »...Le défaut de ces attaques, réside dans le fait qu'elles visent une notion générale, l'Art contemporain, sans parler des oeuvres elles-mêmes; en outre, elles généralisent et mettent toutes les oeuvres de l'Art contemporain dans le même sac sans en sauver aucune. Ces reproches sont évidemment excessifs et souvent tombent à plat. Et si l'Art contemporain était tout simplement celui de notre époque qui est ce qu'elle est et n'est pas celle des années antérieures?

Citons quelques oeuvres, et voyons...

En 1990, l'artiste Christian Boltanski remarque un vide entre deux maisons de la Hambrugstrasse, à Berlin-Est. Les appartements qui occupaient cet espace avaient été détruits pendant la Seconde Guerre mondiale et n'avaient pas été reconstruits. L'artiste apposa des plaques portant les noms des anciens occupants et la date de leur décès,sur les murs des maisons mitoyennes.

Si vous parcourez la place centrale du château de Sarrebruck, vous marcherez sur les 2164 pavés qui portent le nom d'un cimetière juif saccagé par les nazis, c'est une oeuvre de Jochen Gerz. Ces oeuvres ne sont ni cryptées, ni vides, ni futiles, elles témoignent d'un engagement et travaillent sur la mémoire: évidemment pour les découvrir, il faut avoir recours au langage mais n'en fut-il pas ainsi naguère pour comprendre " Guernica" de Picasso ou les chefs-d'oeuvre de Dali et de Miro, artistes classés aujourd'hui dans l'Art moderne? Evidemment oui.

Depuis 1996, l'artiste Catherine Wagner conserve des natures mortes conceptuelles, selon ses termes, dans un congélateur à moins 43 degrés, destinées au décryptage du génome humain. Il s'agit en fait d'échantillons génétiques concernant aussi bien la synthèse d'ADN que diverses anomalies ou affections telles que le sida, la maladie d'Alzheimer  ou divers cancers. L'artiste s'intéresse aux conséquences physiologiques, sociales, religieuses, des découvertes scientifiques. Evidemment cet art a un aspect expérimental, exploratoire, comme la science d'aujourd'hui ni plus ni moins, mais l'artiste réfléchit sur l'assujettissement irréfléchi aux progrès biologiques, et aux pouvoirs de la science dirigée par les puissances financières.

A la Biennale de Venise, Mecque de l'Art contemporain, la statue de Cattalan, La Nona Ora ( La neuvième heure), attire l'attention en 2001: elle représente Jean-Paul II écrasé par une météorite, don du ciel particulier. La statue est en résine et a été fabriquée, comme toutes les statues de Cattalan, par un artisan à qui l'artiste a passé commande.

Les oeuvres de Gunther Von Hagens, appelées plastinats, attirent des millions de spectateurs bien qu'elles choquent: ce sont des écorchés de cadavres humains exhibant leurs muscles, nerfs, viscères, squelette, et parfois foetus dans le ventre d'une mère.

La plastination est une technique de conservation des cadavres par injection d'un matériau plastique dans les cellules, qui remplacent l'eau. Ces expos sont appeléesKörperwelten<, ou les mondes du corps. Depuis 1998, elles attirent les foules partout où elles sont montées.

En 2003, Teresa Margolles expose un suaire de drap montrant des empreintes de corps humains, les traces consécutives à l'autopsie du corps d'un SDF.

L'artiste mexicain Santiago Serra fait régulièrement scandale avec ses performances: il emploie des personnes anonymes, chômeurs, sans-abri, toxicomanes, qu'il rétribue peu ou pas du tout, pour se faire tatouer ou teindre ou masturber en public ou bien rester enfermés dans des boites en carton durant 24 heures. Il veut dénoncer de la sorte le système de l'économie libérale fondé sur la rentabilité et l'exploitation de l'homme.

De même, Gilles Peres expose des photographies géantes des atrocités en ex-Yougoslavie, et le Chilien Alfredo Jarr, expose 550 boites en carton renfermant chacune une photo d'une victime de la répression chilienne.L'horreur est là sous nos yeux, ici voyante, là cachée...

Arrêtons là la description d'oeuvres d'art contemporaines et intéressons-nous au débat qui est esthétique mais aussi philosophique et social.

Les termes du débat

L'art contemporain mélange les disciplines artistiques, utilise de nouveaux matériaux des plus rares aux plus banaux et parfois les plus éphémères ( liquides par exemple) et fait appel aux nouvelles technologies, vidéos, ordinateurs. Souvent il investit des lieux initialement non prévus pour les Arts: places publiques, usines désaffectées, terrains vagues, plaines de jeu. On l'accuse d'être un souk, un bazar. Ce peut l'être autant que l'est notre société où tout nous semble offert , où tous les goûts sont possibles en théorie, et toutes les options envisageables. Cet art comme la société qu'il reflète, est angoissant, déséquilibrant, on ne sait pas où il va mais il vit, c'est incontestable.Ses détracteurs affirment que rien ne demeurera de cet art encouragé, à tort, disent-ils, par les officines culturelles officielles. D'abord on n’en sait rien, nul ne peut prédire l'avenir mais l'on suppose qu'il en sera des oeuvres actuelles comme de celles du passé: certaines subsisteront et les trois quarts seront oubliées. Cet art encouragé, subsidié? Oui.Trop? L'on devine une critique de la politique de Jack Lang naguère, qui encouragea fortement les nouvelles tendances, op-art, pop-art, land-art, art conceptuel, minimal, craignant sans doute d'oublier un talent méconnu; la création des FRAC, ou Fonds Régionaux d'Art Contemporain, et surtout la politique d'achat de celles-ci, fut et est toujours critiquée mais quelle poussée pour les Arts tout de même, reconnaissons-le.

En fait, les artistes plus traditionnels, peintres, sculpteurs, se plaignent d'être oubliés aujourd'hui. Ce qui n'est pas tout à fait vrai. La peinture n'est pas morte, mais elle devient plus difficile, les modèles du passé sont étouffants et certains indépassables, et cependant certains artistes révèlent dans une discipline hyper-encombrée un génie propre: Garouste, Rustin en France par exemple.

En fait dans ces critiques qui virent à la diatribe, le fond est toujours escamoté, et selon un mal bien français, ce qui intéresse, c'est la polémique plus que le sujet de celle-ci.

Ce débat n'intéresse d'ailleurs nullement le marché de l'art international, où l'artiste qui se veut « contemporain », doit absolument se faire reconnaître pour mériter ce qualificatif.
Ils sont peu nombreux en Belgique et presque tous flamands, Panomarenko et ses drôles de machines; Jan Fabre et ses insectes ou ses punaises; Delvoye et sa Cloaca ou machine à produire de la merde; Tuymans, et quelques autres.

Un problème esthétique

En fait il manque des critères esthétiques de jugement de valeur de cet art contemporain; autrement dit, une absence de cette discipline philosophique qu'on nomme l'esthétique.

Les philosophes anglo-saxons se sont penchés sur la question, dans une optique analytique qui consiste surtout à décrire le phénomène art contemporainet certaines de ses oeuvres, ce que j'ai fait ci-dessus. Ils concluent par cette idée que la valeur des oeuvres sera établie ou par le marché commercial ou par un consensus des critiques d'art ou par les deux à la fois, le large public étant laissé hors du champ artistique. Paradoxe de la postmodernité (car l'art contemporain est aussi qualifié depostmoderne): à l'heure de l'individualisme, de la communication tous azimuts, de l'art-loisirs, de l'art ludique, des politiques culturelles visant le plus grand nombre à travers les Foyers culturels, le fossé se creuse entre la culture des experts et les profanes, ce qui ne tracasse pas les philosophes anglo-saxons. Autrement dit la masse est vouée aux mêmes loisirs, aux mêmes distractions, aux mêmes modes, et la liberté de l'individu consiste à faire comme tout le monde qu'il s'agisse d'art ou de culture.

Le déficit est donc de nature théorique. Certains philosophes européens ont tenté d'y pallier.Selon Rochlitz, trois critères déterminent la valeur d'une oeuvre d'art: la cohérence, l'enjeu,l'originalité. La cohérence concerne le projet artistique, son unité; l'enjeu concerne sa pertinence à une époque donnée, et l'originalité est la nouveauté qui doit répondre à une attente historique. ( dans L'Art au banc d'essai, esthétique et critique, Paris, Gallimard, collection Nrf essais, 1998).

Marc Jimenez dans La Querelle de l'Art contemporain ( folio essais, 2005), voit dans l'argumentation intersubjective, la seule manière d'établir des critères esthétiques de jugement de valeur des oeuvres, soit dans un débat esthétique argumenté et contradictoire. « Afin d'ériger en cohérence et en conscience ce qui se produit de façon incohérente et confuse dans les oeuvres d'art », écrit-il, p.299.

Michel Onfray rejoint cette pensée; et si tout simplement, le problème esthétique n'est pas la réponse à cette question: qu'est-ce que l'art? Quand y a -t-il oeuvre d'art ?

En conclusion, ce n'est pas l'art qui est en crise mais bien le discours esthétique, la théorie. Il faut donc renouer avec la parole, l'interprétation, le commentaire , la critique argumentée évidemment et pas seulement émotive, pour établir une définition actuelle. Et échanger les propositions.

Alors la Cloaca de Delvoye, une oeuvre d'art? Oeuvre cohérente? Quel est son enjeu?
Oeuvre originale? Le débat est ouvert mais avec des arguments et non avec des diatribes.

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