Traces urbaines à Sampa

Publié le par larima

 

 

 

 

 

 

Article passionnant de l'anthopologue Americ Bole Richard, publié en mai 2011 dans son blog tout aussi passionnant MICROTOKYO.org :

La pollugraphie, art de la trace

Celles et ceux d’entre vous qui ont eu l’occasion de voir les projets architecturaux de l’exposition La ville fertile à la Cité Chaillot savent déjà qu’il ne suffit pas de planter un peu de gazon autour de bâtiments et d’autoroutes pour faire une ville respectueuse de l’environnement. Ce constat émane aussi bien de la réflexion de certains des projets présentés que des critiques formulées par des visiteurs peu enclins à se laisser bercer par la rhétorique trendy du développement durable. Rhétorique certes nécessaire lorsqu’il s’agit de changer nos imaginaires et pratiques, mais difficile à appliquer quand on a affaire à des métropoles tentaculaires et quand on veut garder une certaine qualité de vie. Sortons donc des exemples (pas toujours) convaincants de l’expo et dirigeons-nous vers la troisième conurbation de la planète, capitale économique et industrielle de l’Amérique du Sud: São Paulo.

Sampa, c’est un travelo ?

Désolé les gars, mais celle-ci anéantit l’imaginaire que l’on se fait du Brésil : point de maisons coloniales, peu de belles femmes vêtues léger et ambiance générale peu portée au samba (tout du moins en journée, la nuit c’est toute autre chose). Si Rio est une femme entretenant un macho de malandro (glandeur-magouilleur portant haut), São Paulo – a.k.a Sampa pour les intimes, est un travelo ; vue du ciel, c’est une sorte de magma grouillant d’immeubles de béton décati, irrigué par de gigantesques flux routiers et pédestres. Au loin, un océan dégueulant des quartiers de plus en plus pauvres et sous-équipées. Au sol, une fourmilière sacrément bruyante. Forte de ses 19.672.582 millions d’habitants, la mégapole connaît de sacrés problèmes de transports : embouteillages mixant les 3,6 millions de voitures individuelles aux motos et camions, transports en commun chroniquement en retard, métro bondé, pics de pollution vertigineux, étalement quasi infini de périphéries. De telles conditions influent assez lourdement sur la vie quotidienne des habitants de la mégapole, les Paulistanos. Fatigue due aux heures passées dans les transports – d’autant que les gens cumulent souvent au moins deux emplois ; pollutions permanentes : olfactive, sonore et visuelle ; spectre de la violence omniprésent : braquage d’un bus par deux pivetes (gamins des rues) ou de sa propre voiture au feu rouge par des motards, kidnappings… Sans parler de la réduction de l’espace vécu des piétons. Et de leur espérance de vie. Comme ici en Europe, la ville et ses médias incitent constamment à la mobilité, mais ces discours laissent place à une réalité peu affriolante.

Quelques grammes de crasse dans un monde de…

L’intervention de reverse graffiti de l’artiste Alexandre Orion dans un tunnel routier de la mégapole nous invite à réfléchir à ces conditions de manière approfondie. Place donc à la performance intitulée Ossario (ossuaire) :


 

S’il y a bien un mot qui vient à l’esprit en regardant cette intervention, c’est bien celui de trace. Il y a déjà celle de la crasse rejetée par les pots d’échappement, qui est à la fois support d’écriture et encre – ou mieux, son négatif. On connaissait déjà la conception des tagueurs et des graffeurs envisageant les véhicules de transport (camions, bus, métros, trains) comme des pages blanches à marquer de sa signature. Marquer littéralement un territoire et un réseau d’infrastructures mobiles. On sait aussi que São Paulo est une mecque mondiale du street art (allez sur les sites des galeries Choque Cultural &Grafiteria pour vous en convaincre) et LE haut lieu mondial de la pixação, ces tags noirs, omniprésents, à la typographie héritée de celle des pochettes de hard-rock des années 1980. Dans le pixo, c’est carrément l’intégralité de la façade des immeubles qui devient support d’écriture. Pour sa part, Orion reprend l’idée de l’enfant soufflant sur une vitre pour y produire de la buée et y dessiner avec le doigt. Dans le contexte d’Ossário, la buée est remplacée par la poussière de métaux lourds, le doigt par un chiffon et le dessin guilleret par une succession de crânes.

La seconde trace mise en avant par Orion est de l’ordre du et des sens : il ne s’agit pas tant de l’empreinte, individuelle, des pixadores, que de celle, minorée, du passage des automobilistes dans ce tunnel. Les crânes rappellent sans doute à ces derniers que les miasmes de la pollution routière participent à la réduction de leur propre vie. Le tryptique mobilité/mort/puanteur (souterraine) est intéressant. Soit la direction, l’arrêt du mouvement et le sensible. On le retrouve notamment dans le métro parisien : les boyaux des lignes 1 et 14 passent précisément (notamment à hauteur de Châtelet) à l’endroit où se trouvaient jadis les fosses communes multiséculaires. Vous savez maintenant d’où vient l’odeur permanente de souffre. Tous les gaz organiques ne se sont encore pas échappés. Il serait intéressant de savoir ce qui ce passe dans notre inconscient quand nous nous trouvons dans ces rames. Mais revenons-en à Ossário : le tracé des ossements souligne le déficit de mémoire des lieux. Le temps à traverser en voiture un espace sacrifié comme ce tunnel, c’est autant de temps qui n’aura pas été passé à faire vivre cet endroit en l’occupant à pied. Le flux incessant des traversées automobiles contribue à la mort d’un espace public, commun.

Ville propre et Karcher

La troisième idée de trace, c’est celle du regard porté par et sur la loi. Celle de la reconnaissance sociopolitique. Il ne faut guère de temps à Orion pour être repéré par la police. Celle-ci intervient à deux reprises pour ce qui relève d’un acte de pollution visuelle, précisément au moment (la vidéo date de 2006/2007) où les autorités métropolitaines mettent en place la Loi ville propre du 26 septembre 2006. Impulsé par le maire Gilberto Kassab, ce projet de requalification urbaine frappe fort en mettant en oeuvre différentes actions d’amélioration des bien être esthétique, culturel et environnemental. Article 3 : Constituent des objectifs d’aménagement du paysage urbain de la municipalité de São Paulo le souci de l’intérêt public en résonance avec les droits fondamentaux de la personne humaine et les nécessités de confort environnemental, avec l’amélioration de la qualité de la vie urbaine.

Parmi toutes les mesures de sécurité, de préservation de l’environnement (le Tietê a longtemps été un fleuve mort) et d’accessibilité, l’éradication des panneaux publicitaires de la ville est certainement la plus visible et partant, celle qui a fait le plus grand bruit. Du jour au lendemain, dès le 1er janvier 2007, lesPaulistanos se réveillent dans une ville sans pub, ou alors cantonnée à des espaces limités et sévèrement contrôlés. Les panneaux outdoors ainsi abandonnés deviennent des surfaces de choix pour le street art, mais le ton se durcit aussi face au street art, et plus globalement à la vie de rue. Pollution visuelle, pollution des pauvres. Le projet Cidade limpa, c’est l’inauguration du processus de gentrification de la mégapole : les populations modestes se font virer des quartiers jugés centraux, des petits malins découpent des oeuvres de street art pour les revendre ensuite. Cidade limpa provoque aussi la prolifération de projets donnant la voix aux populations modestes invitées à dégager.

 

Jardin vertical sur panneau publicitaire, Sao Paulo, par Bijari

Les policiers inscrivent l’identité de l’artiste sur la page du registre. La pollution du trafic routier est acceptable, car dans le cadre légal d’un choix d’automobilisation de la société - vivre ensemble. Le graffiti, non, surtout quand il exhibe un amoncellement de têtes de mort - mourir ensemble. Ces interventions policières sont d’autant plus surprenantes qu’au fond, Orion et les autorités métropolitaines oeuvrent tous deux, quoique chacun à leur manière, à l’amélioration du cadre de vie. Ce qui diffère, c’est que le premier travaille sur des croquis mentaux, et les secondes sur des plans routiers. Quoiqu’il en soit, les autorités (re)marquent Alexandre Orion et s’empressent d’effacer le signifié de la fresque à coups de Karcher. Faire comme s’il ne s’était rien passé, ne pas perturber ni le trafic ni la conscience des citoyens automobilistes… à ceci près qu’une autre trace, celle de la vidéo, vient ressusciter ces crânes chaque fois que vous cliquerez sur le lien ci-dessus. Cette manière de réactiver l’éphémère va bien avec l’esprit de la performance en question et plus encore, avec l’air du temps de São Paulo, ville où rien ne dure bien longtemps, où le présent tire déjà vers le presque demain. C’est peu de dire que les notions de patrimoine, d’histoire ou de passé ne parlent guère à ses habitants.

Peu sexy mais fin observateur, Claude Lévi-Strauss notait déjà dans ses Tristes tropiques des années 1940 que São Paulo, à l’image des villes du Nouveau Monde, va de la fraîcheur à la décrépitude sans s’arrêter à l’ancienneté. Les préoccupations croissantes pour les questions environnementales et de qualité de vie dont fait preuve le Brésil depuis quelques temps nous autorisent un certain optimisme : là-bas comme ici, le paradigme ville automobile = ville attractive commence à cracher ses poumons.

 

Publié dans urbain

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